Liste des rapports Il faut sauver Aya !

Rapport : Il faut sauver Aya !

Bredouille… des années que cela ne m’était pas arrivé. Je m’assois sur une souche. Je me rappelle cette histoire que ma mère adorait répéter à la pénombre glacé des soirs d’automnes, lorsqu’il nous fallait éplucher plus de champignons que de raison. On y croisait un illusionniste qui chaque année venait à la fête du village, faisant apparaître les plus belles merveilles, c’est lui qui récoltait le plus important pécule et coucher gratis chez le bourgmestre. Seulement, il ne satisfaisait jamais les demandes des enfants, après tout : les petits n’avaient pas d’argent. Le sourire de façade cachait mal son mépris envers la jeunesse casse-pied. Des bouquets exotiques pour les dames : oui, des dragons multicolores : jamais. Puis, une année, alors qu’il était parti se soulager en dehors de la taverne, il n’est pas rentré. Étrange décision de disparaître après une mixtion. Après quoi, mais n’y voyait aucun rapport, les jeunes alentours eurent les poches pleines de pétards et de paillettes pendant des mois. Je ne sais pas s’il y avait une morale à cette histoire lugubre. Devais-je me méfier des magiciens, apprendre à former une bande pour me rebeller contre la tyrannie de l’imaginaire adulte, être terrifié par les plus petits que moi ou, plus simplement, avoir peur de ma mère qui avait toujours eu une impressionnante réserve de feux d’artifice à la cave ?

Un bruit, je suis sur mes pieds en un bond, arme à la main, un taillis frisonne, je me suis laissé surprendre… ouf ! Ce n’est rien qu’un lapin… un lapin… celui-ci au moins finira à la casserole et les choses rentreront dans l’ordre.

Je n’ai pas le courage de rentrer à Port-Enigme ce soir, je reste là, touillant sans conviction le civet la tête ballante et je repense aux derniers mots de Kurohime : « Enfin la  famille est réunie ».

…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………

Revenons quelques jours en arrière. La disparition d’Aya n’a laissé aucune de mes camarades indifférentes.  Le demi-orc n’a pas remis les pieds, les griffes, les… minces, je ne sais pas comment on dit pour orc… bref, on s’en moque, il n’est pas revenu et si je n’ai gagné aucun pétard dans le lot, vous pouvez m’en croire : les réflexions salaces et les enlèvements d’enfant, ne me manquent pas. Mes compagnes ont du mal à passer le cap. Rori, surtout, m’inquiète. Elle mâchonne une culpabilité maladive suite aux derniers événements. Retrouver Aya devient une idée fixe. Plus inquiétant encore, elle semble déterminer à la ramener ici, avec elle. Non pas que l’instinct maternelle m’inquiète outre mesure, bien au contraire, après tous les mères ont toujours plus d’un tour dans leur sac… ou dans la cave. Mais là où la situation exigerait une longue investigation des pouvoirs en place, il semble que l’émotion prenne le pas. D’autant que la barbare a reçu des nouvelles de la petite par le biais de Cindy, une prophétesse étrange. Aya serait perdue dans un rêve ou elle se serait réfugiée dans un rêve pour échapper à son père ou elle serait dans le rêve d’un autre ou elle serait morte, mais encore en vie dans le monde des rêves. J’admets ne pas avoir bien compris cette partie, ces considérations me dépassent. Je suis un pragmatique. Toujours est-il que cette nouvelle infléchit mes certitudes. Peut-être, finalement, que la petite court un grave danger.

Ces nouvelles réveillent notre petit groupe, nous décidons de partir pour le royaume de Dras afin d’en savoir plus. Pourquoi pas, il y a longtemps que je ne me suis pas dégourdi les jambes et j’aimerais avoir le cœur net sur cette affaire. En plus de la jeune Kurohime, toujours plongée dans les affres de cette histoire, de la bienveillante et mortelle Kyuubi et de Rori, nous pouvons désormais compter sur  Synemnor, un « champion ». Je n’avais entraperçu les gens de cette sorte qu’au loin sur les champs de bataille, guerroyant d’un tumulte de poussière rougeoyant. La stature de l’elfe m’impressionne plus que son armure rutilante, il émane de lui un indéfectible sentiment de certitude. Il personnifie la foi. J’ai beau me dire que c’est le métier qui veut ça, après tout je dois personnifier les sous-bois humide et la paranoïa. Il n’en demeure pas moins, que même mes compagnes paraissent plier sous le poids de son assurance. Mais bon, malgré l’urgence de la situation le groupe est soudé. Comme le dit Kyuubi « Je suis un étalon, mais je ne mange pas que de l’herbe ». C’est sans doute pour cela que je ne tiens pas rigueur au champion de ne pas s’être présenté ou d’oublier mon nom en plusieurs occasions. Grand bâton, plus aviné que jamais, mais également moins disert, un point que j’aurais dû considérer à sa juste valeur : comme un mauvais présage ; nous permet d’entrer en contact avec l’archimage de Dras. Tandis que nous plongeons la tête la première dans les tavernes rances, les ruelles poisseuses et les venelles infâmes à la recherche de quelques renseignements, d’autres s’assurent de l’aide et du soutien de l’académie de magie. Nous obtiendrons une promesse d’aide, il vrai qu’une bonne poignée de main à mille lieux du danger ça ne coûte rien et ça rassure l’interlocuteur. Mes compagnons semblent heureux de cette arrangement, je ronge mon frein, baisse la tête et commence à faire flamber mon cirage.

Si un jour la culture barde se délite et que l’idée leur prend de rédiger leurs histoires les plus édifiantes, nulles doutes que notre visite auprès de sa seigneurie Jean-Eudes Starfuj, Duc de Starfuj, figurerait en bonne place dans le manuel. J’étais au garde-à-vous, presque malgré moi, devant cette figure militaire et je ne pouvais qu’observer la noyade de Synemnor. Quand on passe des années sur le front à suivre plus d’ordres stupides que de troupes ennemies, on apprend vite à se défier de la noblesse. Il ne faut jamais oublier que ce que l’on prend trop vite pour des cabotinages luxueux ne sont que les dorures où sont encloses les pires charognes. Seule une lettre sépare le seigneur du saigneur et tout despote  sait jongler de l’une à l’autre des définitions, à sa guise. Le champion parlait franchement de notre requête, ce fut sa première erreur. Il affichait nos faiblesses sur un plateau, tout en traitant insidieusement notre hôte d’incapable, puisque nous étions mieux renseignés que lui d’un mal qui rongeait ses terres. Sa deuxième erreur fut de mêler l’académie de magie à la conversation. Il n’eut toutefois pas le temps d’en savourer l’amertume, que déjà la jeune Kirohime, bientôt secondée par ses compagnes, se mit à insulter franchement le duc… insulter un tyran, en pleine audience, dans son palais, au milieu de ses gardes. J’ai toujours eu un faible pour les attitudes suicidaires, mais y être mêlée très peu pour moi. En sortant du château, vivant, je touchais machinalement mon cou pendant quelques heures, afin de m’assurer qu’une corde ne l’enserrait pas. Mon cynisme était à son paroxysme. Entre les mages calfeutrés dans leur tour de savoir, les nobles incompétents, les obsessions de mes compagnons et l’incompétence assurée des villageois, j’étais en terrain connu : celui de la défaite.

J’étais fébrile sur la route de Rivepin, prêt à en découdre avec le félon, l’esprit ou le démon qui hantait ces lieux, j’avais envie de débarrasser cette terre de toute cette histoire, de hausser les épaules d’arrogance quand on me demanderait mon avis dans un bar à quelques temps de là. Cette fougue fut mon erreur personnelle, j’avais oublié que j’avais déjà arpenté ces lieux, que j’y avais connu le malheur. J’avais oublié d’avoir peur.

À voir le baron couper son bois, je me pris d’empathie pour lui et sa petite communauté. Acculé, devant faire face à des horreurs dont il ne soupçonnait pas l’existence, remettant leur destin entre les mains d’une troupe d’aventuriers dont il ne connaît rien. Tout ça parce que son seigneur se moque bien de ce qui pourrait leur arriver. C’est sans doute le fardeau des compagnies et des guildes, de ne pas savoir mesurer leur propension à imposer le bien. Nous arrivons, nous répondons à un appel, à une demande et on ne peut s’empêcher de creuser, de questionner, de gratter les plaies. « C’est pour votre bien », tu penses. C’est surtout que tout travail mérite salaire, mais pour ne pas trop nous sentir souiller par notre démarche, on ne se privera pas de prodiguer des conseils, de proposer plus d’aides, de revenir, de prendre notre part dans des affaires qui ne sont pas les nôtres. Le supplétif à l’indifférence crasse du Duc, c’est notre pitié. Tout pour Aya rien pour la communauté, enfin si, mais après. Plus tard, quand nous jugerons, nous, utile de distribuer la manne. Décidément, mon  cynisme gagne du terrain. Le baron se fait plus loquace, il parle plus ouvertement des disparues d’antan. Ce qui le préoccupe se sont les fuyards d’aujourd’hui, il ne veut pas voir sa communauté dépérir. Nous sommes ici pour sauver une enfant, peut-être déjà morte, des griffes de son père. Mais que devrait-il en avoir affaire de cette enfant, elle n’est pas du pays, sa mention n’apporte que désolation. Étrange comme la compassion peut rendre aveugle. Je dirais à mes compagnons que « c’est les champignons, j’en ai vu des bien gros pour la fricassée de ce soir », lorsque je serai incapable de retrouver le chemin du manoir. Kyubbi parvient à nous guider sans encontre. Peut-être que cette escapade forestière était la façon qu’avait ma raison de s’accrocher à son salut, peut-être aurai-je dû fuir pendant qu’il en était encore temps ? Le cynisme a bon dos quand il s’agit d’éviter d’assumer un aveuglément.

Car, après avoir interrogé un jeune homme ayant déjà survécu à un périple mort-vivant et ayant fui devant un « lapin qui dévorait un cadavre », nous nous mîmes en route pour le manoir.  Le plan était simple, prendre le sentier, longer le ravin, arriver au manoir, y pénétrer, trouver le mal en son sein, nous en débarrasser et parvenir à sauver Aya de ses griffes. Le plan était simple, prendre le sentier, longer le ravin, arriver au manoir… en guise de sentier je me suis perdu, en guise de ravin une étendue d’eau nous attendait et… le manoir n’était plus le même.

Arbres croulants, eau miroitante, air vrombissant de guêpes, des fruits couleur d’ambre, de sang, d’émeraude ; poissons glissants, vernis et souples ; herbes échantillonnant tous les roses, les vermillons, les laques, les garances ;  légumes mats, faisant alterner avec vigueur les tons froids, les verts bleutés et pâles, les blancs compacts de ce qui a mûri sous la terre. Il y a l’étal des fleurs, inutiles, charmantes, seulement d’être exquises, à côté des choses qui servent ; fanfares rutilant encore dans la pénombre. Le cimetière attenant la demeure inviterait presque à la contemplation, s’il n’était ces trois tombes, une pour la mère, une pour le père et une dernière pour la soubrette, qui mettaient à mal nos théories et nos plans et si une nuée d’yeux rougeâtres n’inondait les sous-bois. Des centaines de lapins voraces s’apprêtaient à nous fondre dessus. Nous fuîmes devant cette armée aussi improbable qu’affamée.

En y réfléchissant, j’ai dû commencer à perdre pied à cet instant, du moins mon lien avec ce que nous appelons d’ordinaire la réalité – si tant est que ce terme est un sens – a dû se déliter à partir du moment où la lourde porte du manoir s’est refermée sur nous et que nous fîmes face à un chat parlant.

On pourrait croire, à bon droit, qu’un chat mutin qui s’amuse à vous lancer des devinettes tout en se léchant les pattes, ça a de quoi vous rendre dingue. Mais, ce n’est rien face à l’irréalité générale du lieu. Non seulement la pièce n’avaut rien à voir avec l’ancien manoir, mais elle ne devrait pas physiquement exister, ses dimensions sont beaucoup trop grandes pour cela. On se croirait dans le hall d’un château de princesse. Pour ne rien arranger à ce barnum dérangeant, nous trouvons une corde et ce qui semble être un couteau de couturier dans une pièce sur notre gauche. Une porte au nord est fermée, nous rebroussons chemin et nous voilà désormais dans un couloir à droite. Comme à l’accoutumée, mes compagnons font fi de tout danger et avance sans crainte. Pour ma part je m’interroge sur les plantes : comment poussent-elles dans le noir ? Nos torches éclairent deux nouvelles portes sur la droite. Nous optons pour celle plus au nord. La peau d’ours qui jonche le sol intrigue tout le monde, mais moins que les notes éparses que nous découvrons çà et là. Un mot, à l’écart des autres, insiste sur la tristesse de la fillette. Damnée, elle ne s’imagine plus séparée de son père, de celui qui veut la sauver, malgré la morale, malgré la mort elle-même. Il y est question de sacrifice et d’union Nous mettons la main sur une peluche. Selon les villageois, il y a quelques années Maria, la gouvernante du manoir était venue acheter un ours en peluche pour la petite. Nous l’emportons, porte-bonheur immaculé de compensation. Un court instant, je l’imagine difforme, je secoue la tête pour reprendre mes esprits. Dans la deuxième pièce plus au sud, se trouve du linge et un drôle de panier contenant un deuxième ours. Chercher à séparer l’ours de son panier, revient à vouloir déchirer le monde, rien de moins.

La littérature de nos aïeux, qui peut paraître désuète à certains, se révèle toujours intéressante. C’est dans le reflux inconscients des comptines que nous trouvons la solution : pour être unis à jamais les deux ours, le père et la fille, doivent se sacrifier. Il faut mutiler une peluche afin de pouvoir la placer dans le panier. J’en suis à penser aux chapitres entiers de la sagesse populaire, attelés aux carrioles de la modernité, lorsque la porte vole en éclats. Oui, nous avons été des enfants gâtés par la fortune. Trop imbus de nous-mêmes, orgueilleux de notre rang, fiers de notre beauté, aveuglés par notre propre image, nous avons tout gâché, gaspillé les quelques instants de bonheur que nous accordait la vie. La monstruosité qui nous fait face et sans pareille.

L’ours en peluche suinte une ouate sépulcrale, son œil unique se repaît déjà de nos âmes, sa seule présence défie l’imagination. J’encoche un carreau que déjà mes compagnons lui font face. Les queues enflammées de Kyubbi entament durablement son enveloppe externe, déjà une odeur suave de caramel et de sang en ébullition s’immisce dans nos narines. Rori et Syn font front de concert, Kurohime, dont la bravoure n’a d’égale que l’intrépidité se glisse derrière l’abomination, tandis que mon trait semble à peine entamer son avancée. C’est dans un flot de sang que nous repoussons l’horreur dans les ténèbres. Voilà un Teddy bear qu’on aurait du mal à  aimer. Un court instant, j’ai vu les flammes de la renarde et le halo du champion danser sur l’acier de la hache de Rori, un court instant j’ai repris espoir, un court instant de trop.

Nous continuons, infatigables. Le chat a disparu, nous repartons à gauche puis direction le nord. Un esprit tordu se joue de nous, désormais la porte au nord est grande ouverte, donnant sur une salle à manger. Tic-tac, tic-tac, le temps nous est compté. Encore une fois, la situation aussi funeste soit-elle galvanise le groupe, mais je me sens de plus en plus nerveux, comme déposséder de moi-même. La cheminée est éteinte, les étagères semblent sans grande importance, une nouvelle note nous attend, nous invitant à déguster cette soupe « mortelle ». Un liquide verdâtre reniflant l’aconit à trois cents pas de là. Kuro, l’identifie comme du poison, presque comme un acide. Ils m’auraient demandé mon avis, je leur aurais précisé que l’on tue les loups avec quelques gouttes de ce breuvage. Il s’en empare. Nous voilà repartis plus au nord, dans une cuisine exigüe. Tout irait bien, si un couteau manipulé par une ombre fantomatique ne s’échinait pas à trancher le vide. Kurohime offre son aide à la présence, j’en étais à prendre mes jambes à mon cou. Elle doit à ses réflexes surnaturels d’avoir pu conserver sa main en un seul morceau ! Un coup de rapière ajusté fait disparaître l’entité et nous voilà en possession d’une clef. Revenus dans la salle de réception, nous pouvons désormais emprunter l’escalier. L’apparition d’une main ensanglantée sur un mur, nous rappelle la présence fantomatique de la mère d’Aya, nous nous précipitons à l’étage pour… tomber sur le chat.

Le greffier se pavane en autant d’énigmes insolubles que de poses clichées. Encore un décor de château fort, avec table pour chat parlant, armure en fer, couloir énigmatique au nord, porte donnant sur une bibliothèque à droite. Cela pourrait être divertissant d’être coincé dans les rêveries colorées et parfumées d’une fillette, si la mort, la folie et la désolation ne nous guettaient à chaque pas. Kyuubi reste à l’écart des livres. Tiens, un miroir dans une bibliothèque, c’est curieux. Kurohime se dirige vers la forme spectrale au maugrée en rangeant les livres. Cette fois, Rori pense à faire le troc à distance, elle jette la corde réclamait par le fantôme en échange d’un livre. C’est fou, mes bottes ont encore l’air plus brillante dans ce reflet. Un ouvrage, ressemblant aux notes du père que nous avions oublié d’emporter, trône sur un lutrin de bois, n’attendant que nous. Kuro se plonge dans les pages de son nouveau livre, les autres regardent le carnet –encore un mot de la petite -. Ce miroir doit être magique, quel éclat, quelle prestance, je ne pensais pas qu’Aya avait autant grandi. Aya ? !

Un cri m’arrache à mon hallucination, la fillette se tenait là, derrière mon épaule, proche à me toucher. J’allais me retourner et prévenir les autres, mais Kuro pousse un hurlement d’horreur en jetant le livre à terre, son nez saigne, il semble perdu, abandonnique, âme égarée dans un océan cramoisi d’incertitude. Très vite, son courage refait surface, elle est de nouveau-là, parmi-nous, bravache. Après tout, qu’est-ce qu’un livre sur la mort ? J’informer mes camarades de ma vision, mais Aya n’était plus là.

Suite à cette séance occulte, nos compagnons nous apprennent que, selon le journal qu’ils ont parcouru, Aya aurait désormais 16 ans. Mon esprit vacille sous le poids de cette annonce. Nous sommes blessés, la fatigue nous pèse, mais moins que l’idée d’avoir traversé l’espace-temps dans ce dédale énigmatique.

Nous revenons en arrière, encore une fois le chat a disparu dans le Cheshire, au bout du couloir à droite, nous débouchons dans un débarras. Des recherches approfondies permettent à Rori de découvrir une boîte emplie  de fioles de parfum vides. Nous nous souvenons douloureusement du conte que la mère d’Aya lui narrait pour repousser les vermines et du rôle du parfum dans cette histoire. Mon pied, la chose serait cocasse si elle n’était pas tragique, (un court instant le reflet du miroir me revient au coin de l’œil), butte sur une dalle démise. Impossible de la mettre en place, c’est un mécanisme. L’autre partie se débloque lorsque Kuro repose son livre sur la mort dans l’étagère. Nous voilà en possession d’une fiole de parfum. S’il a un quelconque effet sur nous, rien ne le laisse paraître. Sous l’impulsion de Syn et de Kyuubi nous repartons à la bibliothèque, pour y découvrir le fantôme pendu. Quel esprit malade invente ou rêve d’un univers si tordu où même les esprits ne souhaitent y vivre ? Il fallait lire le livre à l’aide du parfum. Me remémorer ce passage, me fait prendre conscience du tourbillon de sensations qui engendra mon erreur future.

Le rythme est désormais connu, une porte se débloque, nous pouvons repartir au nord, cette fois pour emprunter le couloir de gauche. Un endroit trop clair pour être honnête, étrangement illuminé par des fenêtres. Nous n’avons pas le loisir d’admirer le paysage que des spectres se jettent sur nous. Si Rori et Syn prennent sur eux de casser les carreaux, Kuro s’avance dangereusement. Elle doit son salut à l’intervention du spectre d’Aya. Désormais, tout le monde peut la voir. Cela ne me rassure pas pour autant. Le chat parler de deux Aya, la voir sous une forme éthérée, laisse présager le pire. Nous bifurquons, la porte à gauche est close. Le petit jeu est plus physique, il nous faut récupérer un tableau accroché au mur à l’autre bout d’un trou sans fond. L’agilité sans faille de la renarde fait des merveilles, elle nous tire de ce faux-pas en quelques secondes.  

Un nouveau hall nous accueille, sa sempiternelle table sur laquelle se juche le chat me donne l’impression d’être un automate fou perdu dans un labyrinthe de miroirs. Néanmoins, sur une intuition, le champion a compris que ce chat n’est rien d’autre que la représentation onirique du père de la petite, il n’est ni un chat, ni le père, ni un sphinx mystique, c’est une brume, l’émanation évanescente de souvenirs chéris et horribles à la fois. Les propos que le champion tient au chat sont touchants. Il lui parle comme s’il était bien réel, faisant fi des apparences, des illusions, de la folie, il parle de rédemption, de sagesse, de maladie et de mort. Je ne sais quel dieu ou quelle déesse il sert, mais il fait honneur à son engagement en cet instant. Le chat nous donne un indice et pour un peu ma carapace fléchirait. Et puis, je fais un pas en avant et, la douleur me rappelle les horreurs de la foi. Au nord, nous trouvons une nouvelle pièce, quatre plantes, quatre symboles au sol, quatre miroirs et quatre jouets à ressort de taille humaine armés de tambourin.

Si la hache de Rori eut vite raison de l’un des bonhommes, il se reforma bien vite. Il nous fallut positionner ces aboulies de bois en face de leurs miroirs pour qu’ils y trouvent leur âme sœur et pour nous en débarrasser. Seulement, ces expériences synésthétiques avaient rongées mon esprit plus que de raison. La douleur et la paranoïa avaient fait leur nid en moi, chaque fibre de mon cœur me criait de me réveiller, de m’en sortir. Lorsque je proposais à Rori de la soigner, comme avant, comme toujours… je ne me contrôlais plus, je ne parvenais plus à distinguer mes gestes, à arrêter de trembler, à même savoir si je tremblais ou non. Sans doute la barbare était-elle plus érodée qu’on ne le pensait par la situation. Je l’avais blessée en voulant la soigner et j’en étais sorti vivant ! C’était acté, rien n’allait plus désormais, tous nos repères étaient inversés. Nous étions les lambeaux hagards d’un groupe d’aventuriers hurlants têtes baissées dans la nasse d’un cauchemar dément. Si seulement, tout aurait pu rester aussi simplement effrayant.

Une pièce à droite, un salon familial trop accueillant pour être honnête, recelait une partition. Encore une fois la dextérité de mes compagnons permis d’éliminer un danger rapidement. L’ignoble tableau vivant n’eut pas le temps d’emprisonner nos âmes dans sa gouache, que déjà il retournait d’où il venait. La dernière pièce du manoir, possédait un piano. Jouer l’air de la partition mis en place l’ultime morceau du puzzle fou dans lequel nous étions imbriqués, une ouverture secrète apparue plus au nord et, exténués, épuisés, nous pénétrâmes dans la chambre d’Aya.

 

Un lit, l’odeur sirupeuse et âcre du sang séché, une unique fenêtre, un bureau. Toutes nos victoires nous ont aveuglés sur nous-mêmes. Nous nous sommes pris dans nos propres filets. Trop fièrs pour avouer notre faiblesse et nos erreurs, nous avons provoqué notre malheur et détruit plus d’une vie. Tout ce temps, à chercher Aya, avant même de pénétrer ici, tout ce temps nous n’enquêtions pas, nous ne cherchions pas, nous n’étions pas en quête. Nous avons perdu de vue la mission, nous n’avons jamais vraiment voulu sauver ou aider les villageois, nous voulions secourir une fillette et tout ce temps, nous étions les jouets égo-maniaques d’un plan sans faille. À peine Rori eu-t-elle prononcé le dernier mot de la note, que les ténèbres surgirent. Nous sommes les illusionnistes impétueux du conte, nous avons voulu choisir pour l’enfant sans l’écouter, nous allons être puni.

Un autel démoniaque…. Aya en son centre, qui n’est plus Aya, qui est Rori… la barbare a le corps chétif, noueux, de la petite… tout exhale la trahison et la mort. Ce n’était pas une mission de secours, c’était un moyen d’obtenir un corps, celui de Rori. Désormais, il nous faut lutter contre notre amie, l’empêcher de s’en prendre à elle-même, de détruire son réceptacle. Je frappe, le coup en retour m’ouvre la poitrine, je vois mes entrailles luire. Kuro a le temps de prononcer une incantation, que je ne comprends pas, mais je me sens aidé. Je m’éloigne jusqu’à la fenêtre. Le champion, digne, héroïque, fier, empoigne la barbare. Peine perdue, elle a le temps de blesser grièvement la renarde. Je regarde au dehors… qu’importe notre combat… qu’importe les rêves et les illusions… tout est perdu, le monde est dévoré par une armée de lapins déments. Un soleil de nuit éclaire implacable notre destin funeste. Je déchire la note, espérant rompre le charme… les lapins… Kyuubi s’empare d’Aya… ou est-ce de Rori… les lapins… ils fuient… une hache se lève… dévorent le monde… le champion psalmodie… les lapins au soleil dévorent le monde… il lit l’incantation à l’envers… de nouveau notre amie est dans son corps. Nous fuyons. Mes compagnes s’entêtent à prendre la petite. Cette fois, nous ne perdons pas pied, nous écrasons ces lapins maudits, incisives damnées en quête de réalités. Le manoir s’écroule, revêt ses oripeaux d’antan, la petite pousse un dernier soupir, sourire aux lèvres.

Tout est silencieux, redevenu aussi sombre que par le passé, les tombes sont toujours-là au cœur d’un potager gagné par la pourriture, le manoir se tient branlant comme une dent cariée. Je sens sa pulsation en moi. Alors, tandis que les autres s’affairent, je creuse. Après tout, si on cherche à enfouir le mal au plus profond de nous, on se plait aussi à commémorer les morts en les rendant à la terre. S’en suivent des considérations sur ce que nous devrions faire du bâtiment, le groupe hésite. Je ne vois pas l’intérêt de brûler les lieux, nous chercherions à brûler nos souvenirs et nous abimerions les tombes. La purification des souvenirs, me semble un symbole vain. Le lieu est surtout hanté par l’injustice et le chagrin. Le père a perdu la mère, il a voulu rendre son enfant immortelle et a fini par la contaminer avec un mal plus pernicieux encore : sa folie. Aya a voulu prolonger sa vie, prolonger les recherches de son père et nous a attiré ici, à seule fin de capturer Rori. Le manoir pourrait de nouveau être habité, redevenir un havre de paix. Nous repartons et, dans un souffle que j’aurais aimé apaisé, Kurohime prononce « La famille est réunie ». La mort comme seule incarnation de l’harmonie.

Nous revenons voir le Baron, il préfère ne pas envisager s’occuper du manoir. Pour lui, le lieu ne lui appartient pas, comme si le Duc en avait quelque chose à faire.  Il faudra sans doute revenir, plus humbles, plus à l’écoute, moins prétentieux, si l’on désire vraiment aider ses gens. Il faudra les comprendre.

…………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….

Rori est bouleversée, cette aventure semble lui avoir décillé l’esprit sur ses croyances. Elle s’est rapprochée de Kyuubi. La foi, la compassion, la nécessité de sauver une âme en peine, germent dans leurs conversation. Syn m’a paru harassé, ployant sous le poids de sa propre inflexibilité. Cette morgue, ce panache, par biens des aspects il me fait penser à la jeune Kurohime. Ils forment une paire de bretteurs incroyables. J’ai beau chercher à me rasséréner, je cherche toujours mon utilité dans cette histoire. Je me dis que si j’avais suivi mon instinct en tuant la petite dès le début, j’aurais perdu des amis, j’aurais sans doute perdu la vie sous leurs coups, mais j’aurais aussi épargné beaucoup de chagrin. Il n’est plus question de foi pour moi, depuis longtemps déjà. Ce que d’aucuns prennent, moi le premier – après tout, je suis mon propre illusionniste et mon propre dupe – pour du cynisme et surtout une manière de ne pas aller au bout de mon pragmatisme moral. Il m’est difficile d’être lâche, difficile de plonger en moi et de ne découvrir aucune lueur, aucun espoir. J’ai du mal à l’admettre, mais je cherchais sans doute une part d’expiation en partant sauver Aya en faisant fi des conséquences. Me voilà, assis à touiller mon civet, contemplant le vide de mon âme. Un abîme sans fond, avec pour seul compagnon, le bruit de mes bottes sur le sol. Ils se moquent souvent de mes bottes… peut-être souriraient-ils moins, s’ils savaient.

Je finis par me lever, les arbres bruissent d’une rumeur. Je dois retourner à Port-Enigme, Cindy a disparu…