L’aube revêche avait du mal à refléter la perfection du cirage qu’Odfan appliqué sur ses bottes depuis des heures. Attendant le retour de Kyuubi dans la salle commue, le ranger commençait à se demander si un jour pourrait à nouveau luire d’espoir pour lui. Tout en changeant son chiffon de main, il repensa aux événements qui l’avaient mené à cette situation. Attendre ne le dérangeait plus depuis belle lurette, mais cette fois, il était investi d’une mission.
Il repense aux événements de ces derniers jours.
La mission semblait des plus banales. Il en avait d’ailleurs tiré une forme de contentement. Certes, il s’agirait de discuter avec le Baron de Rivepin, à croire qu’il avait pris un abonnement pour les missions dans le royaume de Dras, mais on parlait d’une chasse aux nuisibles, de quoi apaiser les cauchemars et les visions qui le hantent parfois. Le rythme ronflant d’une compagnie en ordre de marche, un danger à débusquer et à éliminer, le tout entouré des magnifiques escarpements qui entourent le village de Rivepin et la promesse d’une soupe aux champignons, voilà une perspective qui le réjouissait.
Odfan se rendit, presque confiant, devant le panneau des missions afin de découvrir ses nouveaux compagnons. Si la vue du corgi à chapeau de corsaire fit chanceler sa raison un court instant, la présence de la propriétaire de l’animal fut accompagné d’un petit « plop » mental. Son espoir d’une mission rigoureuse et martiale venait d’éclater en découvrant une fée de quelques centimètres juchée sur le dos du chien. Stella brillait de mille feux, enchevêtrée dans un bout de tissu improbable, elle paraissait émerveillée par son entourage, souriant au monde et gratouillant nonchalamment le pelage du chien. L’arc miniature qui pendouillait à ses côtés avait tout l’air d’un jouet. Ses yeux, gris délavé, se posèrent sur lui, pétillant d’une vivacité naïve, qu’il aurait aimé prendre le temps de lui envier. Elle était encadrée de deux gobelins aussi différents que possible. Il n’avait jamais compris l’attitude consistant, le plus souvent sous le bon auspice religieux d’assurer la paix dans le monde, à amalgamer les individus et les races. Certes, Bim-Bam et Gaddok se ressemblaient par la taille et ils partageaient quelques traits communs. Mais comment ne pas voir de différence entre la peau foncée et tannée de l’artificier au sourire carnassier et les engrenages cuirassés qui tenaient lieu de seconde peau, plutôt que d’armure, à l’inventeur. Les rouages divers et variés qui formaient l’assemblage hétéroclite masquaient à peine l’âge du gobelin, il semblait tellement vieux qu’un instant le ranger se demanda s’il n’avait pas affaire à l’une de ces armures pensantes dont on parle parfois, aviné au coin du feu. Pourtant l’énorme marteau à deux mains que tenait le gobelin ne paraissait rien peser entre ses mains. L’artificier était si agité qu’il semblait être partout à la fois ou plusieurs. Odfan essayait de se concentrer sur les bombes et les fioles qui ne cessaient de changer de main, tandis que les yeux fous du gobelin roulés dans leurs orbites. Attendant l’explosion comme un enfant attend qu’une colombe ou un lapin sorte du chapeau, le ranger se demandait s’il allait périr éparpillé, brûlé ou sous la morsure d’un acide inconnu de lui, lorsqu’il se fit la réflexion qu’il faisait bien sombre soudainement. Il leva les yeux pour apercevoir une nouvelle armure, géante cette fois. Aucun doute à avoir, avant même que le son guttural de la voix de l’orc n’émerge de l’épaisse protection, Odfan savait à qui il avait affaire. Le poids des années à guetter les congénères du combattant qui se dressait devant lui, fit plier ses mains autour de la crosse de son arme. Plus de deux mètres d’agitation, de certitude, d’énergie contenues entre les lames d’une armure aussi sombre que la nuit. Les bolas qui magnifiaient la ceinture du guerrier luisaient d’un appétit malsain. Odfan sourit de sa surprise, la guilde ravelienne avait décidément plus d’un tour dans sa manche. Puis, il se se souvint du Duc Starfuge, de son attitude hautaine et meurtrière, un tel aéropage finirait écartelé avant même d’avoir pu expliquer sa situation, espérons que la quête se déroulerait sans qu’ils aient à palabrer.
Les présentations effectuées, Odfan indiqua à ses nouveaux compagnons, la taverne du Chahuteur, afin d’y retrouver l’inénarrable magicien Grand-Bâton. Spécialiste de la magie des runes, conteurs hors pair. Le ranger se faisait vieux, il devait souvent se pencher pour entendre la voix de Stella, pourtant haut perchée. Comme il s’en doutait le nain préparait un tournoi de beuverie. Ils lui offrirent une bouteille et, bientôt, ils se tinrent en cercle, corgi compris, entourés de runes resplendissantes. Habitué aux picotements, le ranger pouvait se concentrer sur les solives runiques et la manière dont elles prenaient vie sous ses yeux. De quoi le détourner de son objectif. Passer une vie à picoler et à psalmodier, soudain l’ordinaire du buveur lui parut paradisiaque. Très vite, la vision de six mètres remplis de livres en tout genre de l’académie de magie de Dras, le ramena à la dure réalité de ce monde administratif et papivore.
Une discussion, aussi chaleureuse qu’un lac gelé, avec un garde pimenta leur chemin vers l’embarcation. Bien vite, les rameurs chevauchèrent l’Aloren en direction de Rivepin. Quelques heures à somnoler au rythme du roulis, leur permirent d’attaquer la montagne d’un bon pas. Ils se relayèrent pour porter le corgi à tout de rôle. Le peuplier indiqua au ranger où débusquer des girolles. Puis le ruisseau les accompagna poliment en se frottant à leurs chausses, en sifflotant comme une couleuvre apprivoisée ; puis le vent du soir les avait rejoint et avait fait un bout de chemin avec, puis les avait laissés pour de la lavande, puis était revenue, puis était reparti, chargé de trois grosses abeilles. Gaddok avançait guilleret, Bim portait ses bombes en cadence comme bercé par le dénivelé, Murogg murmurait inlassablement des histoires et des fariboles d’une voix si caverneuse qu’on la dirait venue des rochers alentours. L’orc est un diplomate sérieux, un ambassadeur de poids. Il semble constamment tiraillé entre une envie de bien faire, de réussir sa tâche, de représenter la guilde et l’envie de taper du poing et des bolas sur les problèmes, pour les faire disparaître. Les questions de Stella surprennent le groupe, elle ne paraît pas distinguer le bien du mal, une bénédiction proche du satori qui a de quoi surprendre quand on travaille pour une guilde de mercenaires. On entendait respirer l’herbe, les choucas formaient un balai lointain. Le village fut en vue.
La crispation provoquait par les « peaux vertes » rompt le charme.
À leur arrivée, tout le village se tend, même Messar, le Baron de Rivepin d’ordinaire affable se révèle suspicieux. La peur du changement, l’exotisme, n’est pas qu’une question d’ethnie, c’est aussi une donnée culturelle. Tandis que Stella part explorer les névés éparses qui résistent soleil d’estival, rien d’étonnant à cette altitude Odfan est plus surpris de trouver certaines essences plus friandes d’humidité que de froid. Le ranger prend les devants et demande des explications à leur commanditaire.
Récemment un voyageur venu du nord, sans doute un viking, a rapporté avoir entendu des bruits de frottement, des chutes d’arbres et des cris sur l’autre versant de la montagne, non loin du village. Messar a fait appel à la guilde pour le débarrasser de ce qui semble être des vermines. À dire vrai, il semble plus préoccupé par la présence de gobelins et d’orcs dans les rangs que par une quelconque menace. La mention d’un bruit sourd récurrent alerte le ranger, des arbres que l’on abat, ce n’est jamais bon signe. Il fait part de sa crainte d’avoir à faire face à une invasion gobeline à ses camarades lorsqu’ils pénétrent dans l’auberge. Tous partagent ses craintes et ses questionnements. Pucci, l’éternelle serveuse, reste telle qu’elle a toujours été : parfaite. Sa candeur naturelle n’égale pas la naïveté enfantine de Stella, mais elle semble imperméable aux rumeurs, visites, informations, nouvelles qui garnissent les tavernes depuis la nuit des temps. L’établissement est vide, le groupe décide de prendre du repos, avant de repartir dès le lendemain en direction des « nuisibles » à l’origine des bruits étranges qui troublent montagne, forêt et villageois.
Trouver la bonne direction ne pose aucun problème au ranger, très vite le groupe se remet à grimper à travers une forêt de plus en plus dense, tandis que l’air s’alourdit en se chargeant d’humidité. Dans la vallée, on trouve de grands herbages arrosés par des rigoles et séparés par des haies, des rivières canalisés, aux abords des marais. Ces derniers deviennent souvent des points de cultures prisés, à moins d’être hantés ou empoisonnés, ce qui, vous l’admettrez est souvent le cas (du moins, pour un mercenaire). L’atmosphère grouillait désormais d’un monde d’insectes colorés et vrombissants. La roche se faisait terre puis boue. Les pins épars cédaient leur place à de haute palissade de peupliers, d’ifs et de bouleaux. Une épaisse couche de mousse recouvrait l’ensemble du monde, d’un tapis blafard et verdâtre. Odfan, humain fragile, eut l’impression que la nuit tombait tant la densité de ce qui s’avérait être un marécage d’altitude, assombrissait son environnement. C’est sans doute ce changement d’atmosphère et le fait qu’il voyait ses bottes s’enfoncer toujours plus profondément dans une boue putride qui fit négliger ses prérogatives au ranger. Il aurait dû partir en éclaireur. Il en était à se demander si des plantes carnivores pouvaient se nourrir de gobelins dans un tel enfer vert, quand la première javeline orc se planta aux pieds de Murogg.
Ils s’étaient laissé prendre au piège comme de parfaits imbéciles, parlant et pataugeant sans s’apercevoir que des ravines les entouraient.
L’ordre fusa, rapide, agressif, acéré comme une lame assoiffée de sang, « encerclez-les ».
Les choses vont très vite.
Odfan ne voit rien, pas même une ombre. Il suit Stella qui décide de partir au sud –ouest, avant de se plaquer contre des rochers, attendant une opportunité ou la mort. Trop empressés d’obéir aux ordres, de détrousser et de dévorer tout un groupe, les orcs ne parviennent pas à ajuster leurs tirs. Ce bref répit, permet à tous de se positionner au mieux et surtout, oblige les assaillants à se dévoiler. Ils sont une petite dizaine à fondre sur le groupe. Odfan entend, plus qu’il ne voit, Murogg faire un carnage, tapant tout ce qui passe près de lui. Bim-Bam acidifie et brûle tout ce qui se trouve à portée de ses fioles et explosifs. Plus tard, alors qu’il effectuera son tour de garde, le ranger se dira que le combat en mêlée a désavantagé le bombardier, le forçant à jeter ses bombes avec plus de précautions que nécessaire, pour ne pas toucher ses alliés. Pour Odfan, la scène baigne dans une lueur stroboscopique à la limite de l’hallucination. Il voit Stella entouré d’arcs électrique bleutés, achever plusieurs ennemis avant d’être touchée à son tour. Il n’a que le temps d’ajuster un carreau qui vient se figer dans l’épaule d’un assaillant, l’empêchant d’infliger un coup de grâce à la fée. Après avoir voulu surprendre l’ennemi, Gaddok est désormais au cœur de l’assaut. Les membres de la guilde, corgi compris, subissent de lourds dégâts. Le ranger s’évertue à soigner les uns et les autres. Quittant, de fait, son abri, il subit lui-même deux attaques qui le laissent aux portes de la mort. Heureusement, le feu et l’acide des bombes et la rage de l’orc, font des merveilles. Soudain, un bruit de … moteur surgit de Gaddok après que celui-ci a tiré une ficelle le long de son armure. Il peste, évite un coup, recommence son opération en murmurant « overdrive » et c’est tout son être qui tressaille sous les impulsions de son armure mécanique. Les ennemis tombent, les amis se relèvent, bientôt le dernier orc pousse un râle d’agonie. Voilà le groupe… vivant. Le ranger tend une potion à l’orc, risquer un soin dans de telles conditions serait… eh bien, trop risqué.
Au loin résonne la mélopée sourde et glaçante des tambours orcs. Les «nuisibles » sont devenus une invasion, mais il faut en avoir le cœur net. Le groupe s’octroie un repos bien mérité avant de repartir de plus belle.
La nouvelle patrouille orc qui les assaille, prouve qu’ils pullulent dans la région. Ils viennent rapidement à bout des deux éclaireurs. Le plus difficile consiste à garder l’un des deux vivants. Odfan cherche à lui faire entrevoir le bénéfice qu’il pourrait tirer à leur parler, plutôt qu’à mourir. Il reçoit un magnifique crachat en échange. La persuasion par la force de ses camarades mène au même résultat. Ils sont tombés sur le bavard de la bande. Le ranger propose de l’éliminer ou de lui trancher la langue. Un reste des protocoles militaires qui furent les siens. Le reste du groupe se découvre des principaux moraux inattendus et voilà la petite troupe laissant derrière elle un prisonnier emmailloté, avant de s’enfoncer profondément dans le marais.
À ce stade du récit, le ranger devrait s’appesantir sur la beauté des lieux, sur la frondaison esquissée des arbres, le coassement du sonneur à ventre jaune, le ballet des aigrettes et autres merveilles qui pullulent entre bocage et marécage… mais il ne reste plus rien. Rien qu’une immense barricade de bois. Les orcs ont déboisé un énorme périmètre pour y installer leur village. On devine des travailleurs éparses, ils sont clairement là pour rester. Muroog, en bon ambassadeur qu’il est, décide de prendre d’assaut la place forte. La sortie d’une cinquantaine d’individus armés, dont une bonne moitié de guerrier, le détourne à peine de son projet. Le groupe fuit se réfugier dans les ombres. Il est temps de récupérer le prisonnier et d’alerter Rivepin.
La situation est pire que ce à quoi s’attendait le ranger. Le conte lui confirme que le village n’est enclos dans le rayon d’aucun fortin, qu’il ne dépend d’aucune garnison, que les villageois sont totalement livrés à eux-mêmes. Désemparé, le chef du village leur conseil d’avertir le Duc. Une option que craint Odfan. Il a déjà eu affaire à cet individu, c’est un scélérat hautain de la pire espèce. Il ne laissera jamais pénétrer la troupe chez lui ou alors pour le bon plaisir de pouvoir la torturer, tandis qu’il se pourlècherait les doigts d’un jus gras, sourire aux lèvres. Après quelques minutes de discussions, Messar évoque le marquis dont le village de Bonnevie est en bord de lac au sud-ouest.
Encore une fois, le plus dur n’est pas la route, mais bien l’accueil de défiance et de peur des villageois. Le ranger se sent idiot à devoir parlementer avec des gardes, tandis que ses amis se tiennent en dehors des lignes de vues. C’est corgi et Stella en main qu’il parvient à obtenir un entretien avec le marquis. Ce dernier veut voir tout le groupe, sans arme, prisonnier inclus. Il ne porte plus vraiment la guide dans son cœur, la malédiction d’un de ses hommes, qui devait être levée par des ravelien, est toujours en place, cette situation ne lui plait guère. On ne saurait l’en blâmer. Heureusement, il comprend vite la dangerosité de la situation, il se propose même d’amener notre nouvel ami orc à partager tout son savoir avec lui. Autant dire que le groupe ne s’attarde pas plus que nécessaire sur place et que c’est avec le sentiment du devoir accompli qu’il retourne en Dras, afin de remettre la main sur Grand-Bâton.
Certes, cette mission permettra – le ranger l’espère- d’endiguer une invasion et de sauver des vies, mais il ne pouvait s’empêcher de penser aux promesses non tenues, et à ce pays où, au milieu d’une beauté sauvage sans pareille, trône un despote aveugle. Odfan parvint à trouver quelqu’un pour faire passer le message à propos de la formation d’un médecin à Rivepin. Kyuubi ne reviendra pas sur ses paroles, il en est certain. La bonne nouvelle, c’est qu’il s’était fait de nouveaux compagnons, aussi improbables qu’efficaces, fiers et fiables. Il se prit à espérer voir briller Stella dans son champ de vision.